Comme les cinquante-deux autres auteurs, j'en suis sûre, je me sens on ne peut plus fière de participer à cette aventure qui (me) secoue, percute.
(pour découvrir comment elle est conçue et réalisée, un tour sur Liminaire s'impose)
De venir dans ma chambre un peu chaque matin…
Je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’on espère
Elle entrait et disait « Bonjour mon petit père… »
Lorsque je me promenais avec elle sur le boulevard, les matins entre sept et huit, nous avions coutume d’évoquer le passé, de tenter de saisir l’avenir. Nous allions d’un pas lent l’été, elle portait des sandales rouges, parfois des shorts (« à ton âge, enfin… ! »), et fumait de petits cigarillos un peu tores.
Longtemps sa vie avait été d’employée, à la RATP elle poinçonnait les tickets. C’est à la République qu’elle travaillait. A la nuit, vers deux heures, à pied elle remontait le faubourg. Elle vivait dans la cour nommée « A la Grâce de Dieu » et elle me le disait en riant (c’est au 139 je crois).
Nous marchions, doublant le vieux lycée professionnel,
le boulevard encombré le mercredi des marchés, ses arbres et son air frais, les voitures qui klaxonnent, les camions qui déchargent des cageots de salades, de fruits et de poissons : nous y verrions, vers deux heures, des glaneurs s’il se pouvait, comme au si beau film d’Agnès Varda.
Ici une femme l’année dernière, s’est jetée du troisième, morte de ne pas avoir de papier.
Chinoise.
L’hiver, il faisait nuit, nous avions rendez-vous au métro, elle venait, ses cheveux blancs et son manteau de cachemire gris, sa casquette parfois sous la neige, on ne se serrait pas la main, on ne s’embrassait pas, on partait, marchant doucement alors que le monde se hâtait. « Ma mère à boire » disait-elle en riant, et comme je la regardais, sans comprendre, elle souriait, énigmatique et portait au loin le regard, au loin vers l’ouest, loin , si loin.
Au printemps, le soleil pointait derrière nous, le métro qui sortait,
le boulevard restait un peu tel qu’en lui-même. Lorsqu’en quatre vingt quinze, je conduisais à pied les enfants à l’école, je la retrouvais vers neuf heures assise à la terrasse, le café boulangerie de la place toujours à l’ombre, elle regardait le monde, les voitures à l’arrêt, les cris parfois, les gens, la neige parfois et elle, son cigarillo aux lèvres, ou debout, petite calme et droite, les yeux un peu tristes ou alors ce n’était que le vent (le vent).
Nous prenions un café, elle y versait trois gouttes de lait, disait trois mots en vietnamien au type derrière le bar qui lui répondait en riant. Un jour, elle m’avait raconté ses vingt ans, le Tonkin, puis en 49, Madagascar, et Blida, la Mitidja. Elle me parlait de son asthme, de la cortisone prescrite, de ce qu’elle refusait de prendre des calmants pour dormir, non, pas ça…et finissait par « ce que j’aurais voulu, tu vois, ça aurait été de voir New-York, mais à présent… ».
Nous descendions vers Jaurès. A droite, au fond de l’ex-avenue d’Allemagne, se terre le parc et les villes invisibles.
Nous revenions vers l’est, c’était voilà près de dix ans, et la veille de l’écroulement des tours jumelles de New-York, elle a passé l’arme à gauche. Ce n’était pas ma mère, ni même ma soeur, ni quelqu’un des miens. C’était un fantôme, une vieille femme, une idée de la fiction, elle sortait d’un film de Fellini mais n’en avait ni la voix éraillée ni la poitrine accorte, elle venait d’un poème de Robert Desnos « là bas où le destin de notre peuple saigne », quelque chose qui passe et qui erre, peut-être une mémoire, un oubli. Quelque chose de l’humanité, rien à voir avec les bons sentiments, tout ce que la vie peut avoir de tranquille et de sûre, non, rien de tout ça, plutôt ce qu’elle recèle d’horreurs, de turpitudes, de tristesses et de morts. Mais elle, là, marchant près de moi, m’effleurant, une ombre, quelque chose ou quelqu’un, je ne sais pas bien, un peu toujours présente, pas même une amie mais une sorte de présence qui chemine à mon côté, qui ne se lasse pas et ne se laisse pas oublier.
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Surtout si vous avez lu Franck, je vous conseille vivement de regarder A côté, documentaire de Stéphane Mercurio, sorti en 2008 et paru cette année en DVD. Tourné dans une maison d'accueil à côté de la prison de Rennes, subtil et respectueux, il aborde la vie des familles de prisonniers avec une pudeur qui n'exclue pas la précision, au contraire : complexité des relations avec les détenus que l'on vient voir pour une demi-heure (toujours), importance du courrier, mépris de l'AP, retards, transferts, trajets, décisions arbitraires, problèmes de santé, d'argent, impossible réinsertion... C'est désespérant comme rien n'a changé, en vingt ans. Elles (et ils) ont tout mon soutien.
Ici, chaque matin à quelques minutes près, nos corps se collaient coûte que coûte à la vitre. Là-bas, les pages étaient offertes au spectre infini du regard. Si près de nous, l'âme étroite se signe au-delà du geste qui rectifie l'arme à l'oeil. Tu parleras plus tard des regards aveugles.
Je ne veux plus de cette lampe à la fenêtre, des barreaux, des persiennes, abri des secrètes luxures.
Ici, chaque matin (jamais le soir) nos corps avaient rendez-vous avec une femme debout sur son balcon étroit, porte-fenêtre ouverte derrière elle, les deux bras levés (salut, incantation, signe désespéré, gymnastique ?). Là-bas, on s'enfumait dans un réalisme spongieux qui ramassait la tourbe et le lierre. Si près de nous, le coccyx est à moitié rongé de l'intérieur. Tu parleras plus tard de ce qui se tramait.
Ici, chaque matin (douzième ou treizième étage ?), nos corps ne sont jamais parvenus à se mettre d'accord mais ce repère, si, la femme en rouge, la seule à lever les bras, ils ne la manquaient jamais. Là-bas, les corps, on les regardait les yeux fermés, le soleil dans le dos ou mieux encore : à contre-jour. Si près de nous, chaque emplacement du cimetière est en passe d'être géolocalisé. Tu parleras plus tard du nombre de minutes avant le signal.
Je ne suis plus derrière la vitre où se brisait sa gerbe et le bric-à-brac confus.
Ici, chaque matin pendant près d'une semaine, nos corps ne parvenaient plus à lire. Là-bas, on rêvait de quoi, pastorale au réel enfumé ? Si près de nous, secrétions, transferts, rémissions, squelette face-profil, amygdales ôtées le premier de chaque mois au lasso dans une chambre où se pressent les acolytes alcooliques en but aux mêmes items. Tu parleras plus tard du rêve interrompu.
Ici, chaque matin, dix stations, sous terre d'abord avant de filer dans le vent. Là-bas, imaginer nous rendait plus saouls encore, vertigineux. Si près de nous, les fenêtres ouvertes-fermées, horizon bouché, les vies intérieures zappées. Tu parleras plus tard du nombre de voitures au mètre carré.
Je ne suis pas de ceux qui brillent aux carreaux.
Ici, chaque matin, Picpus, Bel-Air, Daumesnil, Dugommier, Bercy, Quai de la Gare, Chevaleret, Nationale, attention on approche de la Place d'Italie. Là-bas, des lampes s'éteignaient. Si près de nous, ce laps de temps où rien n'est aboli, où ça fleure bon l'austérité et le mauvais passe-temps. Tu parleras plus tard des têtes à queues, des nez à culs, des bêches.
Ici, un matin plus rien, un mardi plus personne après Corvisart. Là-bas, on ne savait pas ne pas enfouir. Si près de nous, le fusil fier d'être armé se tient bien droit dans l'entrée. Tu parleras plus tard de la radio qui annonce parfois le pire.
Je vous laisse fermer partout portières et volets.
Ici, le nez à la vitre, depuis que ce corps devant la porte-fenêtre a disparu, nos corps ne le font plus. Là-bas, on se pliait en deux pour voir quoi encore ? Si près de nous, le frigo ne ronronne plus en cadence depuis que des membres se congèlent dans les sacs Prisunic. Tu parleras plus tard de l'élégance des lignes brisées.
Ici, nos corps ne peuvent plus. Veulent plus. Mal armés pour ça. Pas coordonnés. Là-bas, comment savoir ? Si près de nous, combien de mètres de sparadraps à avaler avant que les fenêtres ne s'ouvrent ? Tu parleras plus tard du corps sur le balcon que tu n'as pas vu tomber près de Corvisart.
Je ne guérirai pas à côté de la fenêtre.
*
Tout ce qui apparaît en italique est emprunté à Charles Baudelaire.
Le texte "silence radio", créé spécialement sur Fenêtres Open space dans le cadre des vases communicants de novembre 2010, sera intégré plus tard aux corps pluriels, série débutée en septembre 2010 sur déboîtements.
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Ce texte a été écrit par Christophe Grossi dans le cadre des Vases communicants, ensemble polyphonique initié par Tiers Livre et Scriptopolis. Le principe : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d'un autre. Ne pas écrire pour, mais écrire chez l'autre.
Pour découvrir ma proposition de novembre, c'est par ici.
Ci-dessous, la liste des 12 autres échanges du mois. Un Merci chaleureux à celle qui les réunit, Brigitte Célérier.
Brigitte Célérier et Piero Cohen-Hadria
Pierre Ménard et Daniel Bourrion
Isabelle Butterlin et Lambert Savigneux
Cécile Portier et Joachim Séné
Marianne Jaeglé et Olivier Beaunay
François Bon et Bertrand Redonnet
Landry Jutier et Jérémie Szpirglas
Anita Navarrete-Berbel et Lauran Bart
Juliette Mezenc et Christophe Sanchez
Murièle Laborde Modély et Sam Dixneuf-Mocozet
Matthieu Duperrex et Scriptopolis
Arnaud Maisetti et Laurent Margantin