Voilà qui n'est pas très mystérieux : c'est vrai, Thierry Beinstingel et moi
nous nous connaissons et discutons parfois de ce que nous écrivons (cliquez sur le lien, vous verrez apparaître
Autour de Franck, texte né d'une lecture de Thierry, si beau cadeau...). C'est ainsi que l'idée nous est venue, il y a quelques temps, d'un échange autour d'Agnès Varda. Chacun son film :
L'une chante l'autre pas, pour lui,
Le Bonheur pour moi. 70's sur Fenêtres, 60's sur Feuilles de route...
Avec de l'avoir pour ami, cependant, j'ai d'abord été l'une de ses lectrices.
Central,
Composants,
CV roman,
Paysage et portrait en pied-de-poule,
Bestiaire domestique sont autant de livres que j'aime et qui m'accompagnent depuis longtemps, pour ne pas toujours citer que les plus récents. Sur
Feuilles de route, le site de Thierry, chacun a son dossier : n'hésitez pas ! Et partagez ses
étonnements, lisez ses
notes d'écriture et de
lecture, scrutez sa
webcam...
Autant de raisons qui me rendent si heureuse de l'accueillir ici, en ce premier vendredi du mois, jour de
vases communicants.
*
Je n’avais jamais regardé un film d’Agnès Varda à l’époque.
Par la suite non plus d’ailleurs, ou probablement par inadvertance
comme pour L’une chante et l’autre pas. C’était aux
alentours de 1979. Je peux cerner la date à dix mois près : il
me reste le lieu précis dans lequel j’ai vu ce film à la
télévision, une caserne de la Marne que j’ai occupée de juin
1979 à mars 1980 à l’occasion de mon service militaire. C’est
sans doute pour cela que reste si présent en moi le souvenir de ce
film féministe entrevu dans un monde exclusivement masculin.
*
Du film, je ne me souviens de rien, même pas de l’intrigue, ni des
acteurs, juste le titre et le nom de la réalisatrice. A l’époque,
sans être féru de cinéma, j’aimais y aller. Dans ma petite
ville, les salles avaient pour nom Vox et l’inénarrable
Cinéma les jeunes : photos de Clark Gable dans le hall,
fauteuils à poussière et entracte au milieu de la séance avec
glaces Miko. A la fin des années soixante, c’était d’abord les
films d’aventures Vingt mille lieues sous les mers et Kirk
Douglas pour moi, tandis que ma frangine allait voir Mary Poppins.
Dans les années adolescentes, Barry Lindon m’était apparu
trop léché, trop américain. J’avais frissonné comme tout le
monde devant L’exorciste mais rigolé deux ans plus tard
devant Les dents de la mer. J’étais attiré par des films
moins tape à l’œil : Rêve de singe de Marco Ferreri
(excellence de Marcello Mastroianni, jeu sobre de Depardieu - si, si
à l’époque). Le film L’amour en herbe m’avait plu,
surtout la chanson de Maxime Le Forestier Amérique sur Seine
que j’essayais de reproduire à la guitare. L’Amérique et la
Seine réunies, c’était pour moi l’exotisme le plus pur.
Finalement, le service militaire avait répondu à cette attente de
changement tropical. En débarquant dans cette caserne de l’Est, on
m’avait propulsé dans une chambre occupée par deux bagarreurs
forts en gueule, deux chtis impossibles à comprendre. Coup de bol :
l’un avait une guitare qu’il ne savait pas accorder, moi si, et
je suis vite devenu intouchable. Pendant dix mois, j’ai occupé la
fonction de barman. Servir le café le matin, les bières l’après
midi, le vin des adjudants toute la journée, planquer les bouteilles
de Pastis pour les inspections, raisonner ceux que la boisson
tournait aigre : je n’ai pas vu le temps passer. Le noir qu’on
appelait Blanche Neige, le type que j’avais agrippé par le col,
cassant au passage la chaîne offerte par sa fiancée, bagarres,
conneries jusqu’à ceux qui avaient découpé au chalumeau un
coffre rempli de munitions parce qu’ils avaient perdu la clé :
absurdité d’un monde qui tenait lieu d’exotisme.
C’est un soir, probablement tard, juste avant de ranger la salle de
télévision attenante au bar que j’ai regardé L’une chante
et l’autre pas. Nous étions seulement deux (avec le noir nommé
Blanche Neige). Sentiment étrange, pourquoi s’en souvenir ?
Un film féministe, dans cette salle de télé si triste, caserne en
îlot minuscule, hommes de troupe et troupeau d’hommes en retrait
du monde.
Quelques bribes bien sûr peuvent se rattacher à l’époque et à
l’endroit même : Patrick Hernandez chantant Born to
be alive aux variétés du dimanche un jour de consigne. La même
salle de télé, et un jour plus de téléviseur : les voleurs
étaient passés par un vasistas, avaient poussé l’appareil
au-delà du grillage de la caserne. Si on étend les lieux, il y a la
petite route sur laquelle j’avais essayé une Renault 5 « de
sport » qu’un type voulait me vendre. Souvenir aussi de
l’arrivée dans une ville (mais quelle ville ?) à 170 km/h,
serrés à six dans une vieille Ford Taunus 17 M. Le cinéma, on y
revient : époque glauque de films pornos vus en virée mâle,
cheveux ras, cous cramoisis, ambiance macho.
Arrive alors
L’une chante et l’autre pas. Décor
seventies, on y était, nos têtes à la Starsky et Hutch, les filles
à longues robes paysanne, retour à la terre, le féminisme,
l’avortement, des thèmes militants pour l’époque A trente ans
de distance, plus rien ne transparaît, j’ai visionné un
extrait,
probablement le début du film, belle musique, violon et violoncelle
(ce que je connaissais de la musique classique se résumait aux
orchestrations de
Paul
Mauriat), succession de photographies aussi, portraits
expressifs en noir et blanc (j’avais acheté un an plus tôt un
appareil réflex
FUJI
ST 605 N avec ma première paye). Mais tout cela
déboule dans une caserne, un lieu pas fait pour. Comment raccorder
tout cela à ce qui a précédé, à ce qui a suivi ? Vingt ans
est un âge d’équilibriste, on tangue sous la bière, on bronze au
soleil en attendant la quille. Juste deux dans la salle de télé
encombrée de cannettes de bière à débarrasser, mon boulot de
barman, avec ce type noir appelé Blanche Neige, sa manière d’éluder
la plaisanterie, de ne jamais en rire, gardant un visage grave comme
les deux nôtres, un soir, devant ce film. C’est tout mais je n’ai
plus jamais oublié ce nom : Varda.