Tu es dans l'eau, debout et nue.
Le cadrage du photographe t'a tranchée à la verticale. Il te manque
un tiers du corps ou peut-être même la moitié. Il te manque un
sein, le bras gauche, une cuisse, un genou, un tibia, un pied. Il t'a
aussi coupé la tête, presque sectionné le bras droit.
L'eau grise est celle d'une
piscine, de Jamaïque précise le livre. Elle déforme le bas de ton
corps, fait dériver ton ombre qui renseigne sur le temps qu'il fait,
beau, ainsi que sur ton geste hors champ : relever les bras en
couronne pour soutenir la tête, posture que le photographe suggère,
pose d'actrice, de mannequin, de modèle qu'il ne se permet pas, ne
fait entrer dans le cadre que par cette ombre au centre, très
présente mais qui reste légère. A bien y réfléchir, il y a
peut-être une certaine ironie dans ce geste tombé à l'eau, qu'un
coup d’œil rapide ne reconstitue pas – il faut regarder
longtemps, vouloir lire l'image, même, pour qu'il daigne apparaître.
De l'ironie ? Oui, c'est
possible. Mais le décalage qu'elle induit ne change rien à la
beauté du corps fixé sur pellicule : l'écart ne s'impose pas,
se donne pas comme tel. Ainsi le photographe gagne-t-il en subtilité,
autant dire sur tous les tableaux.
Ce qu'on voit le mieux, ce qui
frappe, c'est un grain de beauté au-dessus d'un téton, le nombril,
le pubis.
Ce qu'on voit le mieux, je le
crois, c'est le biceps du bras tronqué. A peine remarque-t-on les
poils de ton aisselle qui, si on considère que ton corps est ton
instrument de travail, devraient surprendre, même à l'époque. Chez
toi, l'épilation est chose étrange. On ne sait que penser de ce
pubis-là, en triangle écrasé par la ligne de l'eau.
Ce qui frappe, c'est ce que l'eau
déforme de ton corps : la cuisse gauche, à qui elle invente un
bourrelet ; la jambe qui perd de sa longueur, tout entière
ramassée dans un genou en creux. À bien y regarder, et pour qui te
connaît, ton ombre paraît plus réelle que ton corps. Faut-il que
tu t'inquiètes ?
*
Le texte ci-dessus est le début de L, seconde partie du Diptyque que j'ai écrit l'an passé pour la compagnie de danse Pièces détachées.
On peut en entendre des fragments, lus ou chantés par les danseurs
(should you worry ?) dans cette vidéo :
La
photographie qui le précède n'est pas celle que le texte décrit. Il
s'agit d'un portrait de Marilyn Monroe pris par Earl Moran, grand
spécialiste des pin-up, à la fin des années 40. Pourquoi poster cet article aujourd'hui ? Probablement parce que, écrivant en ce moment un livre sur Marilyn dont le sujet est assez proche de celui de L (une femme photographiée par un homme, pour le dire vite), l'envie me vient de le sortir un peu de cette invisibilité dont j'ai déjà parlé ici. Parce que les deux textes commencent à se rejoindre, que des points de jonction se mettent à apparaître. Quelque chose du mouvement, et donc de la vie, s'en vient : je ne sais pas encore le nommer, mais voici.