La revue
d'ici là paraîtra pour la neuvième fois mi-juillet chez publie.net, avec l'édition d'un numéro consacré à la nuit :
vienne la nuit, sonne l'heure, prévient Guillaume sur la couverture.
(oui, il m'arrive de l'appeler comme ça)
En attendant de retrouver textes, illustrations, photographies, et même un film, le mois prochain, Pierre Ménard vient de mettre en ligne la bande originale de la revue : 43 minutes de nuit à écouter ici.
Pour ce numéro, j'ai souhaité enregistrer le texte paru l'an dernier dans Tapage nocturne, recueil de nouvelles publié par les éditions Antidata. Il est intitulé Tu n'es jamais seul/e dans la nuit et a été écrit lors de ma résidence à la bibliothèque Robert Desnos de Montreuil.
Pierre a mixé ma voix à une musique assez planante, à à vrai dire, qui lie les paragraphes entre eux d'une façon qui m'a étonnée, à la première écoute (j'aime les surprises). On peut s'en faire une idée en cliquant sur le lien ci-dessus, puisque le fichier fait partie de la B.O.
On peut également l'écouter seul, sur ce site, en se rendant en haut et à droite de la page d'accueil et en lançant le player (si vous souhaitez entendre la version "voix seule", il suffit de me le demander).
Enfin, on peut également lire le texte (suite de tu, multiples, dans une nuit unique, inspirée par une performance du peintre Paul Bloas et du guitariste Serge Teyssot-Gay, ainsi que par le concert d'une chanteuse australienne qui n'est pas nommée). Les éditions Antidata m'ont en effet aimablement autorisée à le reproduire en entier sur ce blog, ce dont je les remercie, bien sûr. Le voici.
Tu
n'es jamais seul/e
dans la nuit
Tu
peins des hommes grandeur nature, plus grands que nature, que nous
découvrons au réveil.
Tu
marches, tu rencontres ceux qui se mélangent, parlent dix langues
dans le même wagon de métro, tu changes de wagon et
l'émerveillement se renouvelle.
Tu
croises un homme au regard de tueur qui découpe les femmes en
tranches, par la pupille, et disparaît sans rien en faire.
Tu
joues de la guitare en chaussettes devant un public recueilli.
Tu
t'installes au café, en terrasse, courbée, bossue. Tu fumes, tu es
très vieille, tu te fous bien de ta santé.
Tu
marches. Au fond de sa poussette ton enfant s'endort, cahots lents.
Il faut rentrer, tu préférerais rester dehors.
Tu
analyses la situation internationale assis sur un muret, une
bouteille à dix centimètres.
Tu
dînes avec tes amies, parles fort, beaucoup, comme si tu n'avais
rien dit depuis six mois.
Tu
ouvres la fenêtre, t'accoudes, domines la cour endormie. Tu n'as le
courage ni du sommeil ni de la lutte.
Tu
es très amoureux. Personne ne le saura répètes-tu à voix haute
dans l'appartement vide.
Tu
es une grande blonde, mince, au visage de poupée,au ruban rouge dans
les cheveux. Tu portes un manteau à boutons qui rappelle le XVIIIe
siècle, vêtement d'un marquis peut-être, taillé dans du liberty
bleu, sur une robe lamée aussi courte que le manteau. Tu as de très
longues jambes résillées noir, un collant filé ce qu'il faut, des
bottes sans talons. Tu fais bien 1m80. Tu chantes. Tu as les cheveux
relevés, en bataille, le chignon tiendra jusqu'au bout.
Dès
la première chanson tu descends de la scène, te mêles à la foule.
A te voir on croirait Bardot à vingt ans, en plus longue et beaucoup
plus subtile. Tu es surnaturelle, de derrière les écrans, descendue
de la une de Elle.
Mais
pas seulement. Tu chantes, du jazz, du folk et tu sais faire. Tu as
de la voix, de l'humour et tu prends quelques risques. Pour une
chanson douce tu imposes le silence. Au milieu du monde tu te roules,
t'allonges, glisses entre les cuisses des gens. Tu dragues
allègrement les hommes et les femmes. Sur scène tu nous fixes. Nous
te fixons aussi et croyons être seul(e)(s) à créer ce contact.
Tu
tentes de faire du neuf. On ne saurait dire si c'est réussi. Mais tu
es fascinante, une tête coupée sous le bras (de celles qu'on voit
chez les coiffeurs) à parler au public dans une langue qu'il ne
maîtrise pas.
Tu
cries, tu aimes ça et tu crois que c'est le moment. En réalité tu
es décalé de douze heures. Que les autres dorment tu n'en as pas
idée, ou plutôt tu en joues. De long en large dans la rue tu
insultes, vannes, tapes dans un ballon, montes le son. Tu te
multiplies : vous êtes dix maintenant dans le même axe. Vous vous
regroupez, vous vous éloignez, en carré, en étoile. Tu sais qu'à
cette heure, à cette minute même, ta voix portera.
Tu
prends au moins deux douches par nuit. Pour tes voisins de
canalisation, tu demeures une énigme, un poisson filant sous les
trombes.
Dans
ton lit, devant ton écran, tu lis et relis son message. Il ne t'a
jamais vue mais il sait manier les mots. Toi aussi. C'est une jolie
guerre, phrases contre phrases, on ne sait ce qu'elle deviendra.
Tu
marches. Il est tard et tu es une femme.
Tu
marches. Tu es un homme.
Assis
dans le salon, tu attends que tout le monde se couche, qu'il fasse
noir. Tu aimerais être seul sans savoir au juste pourquoi. Tu
voudrais simplement te rappeler certaines choses, when
we were young, quand tu
souffrais de solitude et ne supportais pas, alors, qu'on te parle de
ta jeunesse. Les choix, tu les as faits depuis. Tu voudrais retourner
au point d'incertitude même si tu te rappelles que ça n'avait rien
de grisant. Tout ramassé dans ton angoisse, hein ? comme ce soir, en
réalité. Tu voudrais être dans tes genoux, crâne, épaules
rentrés, dos rond, sans aucune sollicitation. Mais ça tape contre
le mur. Mais on te demande quelque chose. Mais il faut répondre
présent. La nuit te manque.
Tu
marches.
Tu
voudrais être assise dans un café, de jour, devant la mer, vagues
vues de profil. Un bar de quartier où boivent au passage ceux qui
reviennent du marché, bâtiment en biseau confronté à l'eau grise.
Tu voudrais du silence et que personne en salle ne sache d'où tu
viens ni ce que tu fabriques. Mais voilà, tu n'y es pas. Il est
l'heure de dormir. Tu entends des pas dans le couloir.
De
là où tu te trouves tu penses exactement ceci : il
y a de la place pour l'abstraction et de la place pour le bruit.
Tu le dis, tu l'envoies au monde. Est-ce qu'à cette heure quelqu'un
te répond ?
Tu
marches. Le concert est fini, tu retournes chez toi, hanches, épaules
souples, encore dans ce rythme que tu as su créer (le batteur n'est
pas venu, tu as tout fait toi-même). Bois, cuivres, percussions
t'accompagnent. Tu n'as pas changé de tenue, as gardé le manteau de
marquis, les bottes. Tu bifurques. Direction le canal.
Tu
marches. Le concert est fini mais c'était plutôt expérience,
performance
d'une heure réalisée de
jour sur le quai d'une gare, et même sur des rails. Tout entier en
toi-même, alors, et à l'affût de l'autre, lui dont le corps se
déplaçait pour tracer au pinceau, au fuseau des ombres, des
silhouettes à la place des panneaux de pub. Tes pieds se souviennent
d'avoir arpenté le sol presque nus. Maintenant la semelle fait
frontière, bascule. Te voilà à nouveau dans le monde réel.
Bienvenue.
Tu
cries, une fois de plus.
Prends
deux douches.
Lit
en te bouchant les oreilles.
Chaque
tu
est alors même pâté de maisons.
Tu
cries. Soupires. Te tais.
Tu
dors, alors que l'insomnie t'avait pris depuis plusieurs jours. Les
draps sont propres, la chambre rangée. Rien ne bouge.
Tu
dors à l'hôtel, à côté de chez toi. Rien de grave : une simple
expérience. Tu pourrais être partout ailleurs, dans le son coupé
de la télévision, dans la quête du bon côté du lit. Cette nuit
va passer comme les autres. Tu te sens plus proche de la mort que si
tu dormais chez toi, simplement. Dehors, des mètres et des mètres
de vide et le flot du périphérique. Sur la place, cette ronde des
voitures, camions : friction floue entre les deux villes.
Tu
marches dans une rue que tu croyais électrique. Elle est calme.
Déception ?
Tu
prépares la trêve. Chaque nuit le combat reprend.
Tu
t'installes dans le dernier bus. Tu penses à elle, qui pense à toi
qui penses que tu penses à elle, c'est sans fin. Tu ries, tu es
désespéré.
Tu
te concentres. Ce qui se passe dans la rue, le long du canal, sous la
douche, à l'hôtel, d'une messagerie à l'autre, dans le métro, au
fond du bus, tu t'en fous.
Tu
lis.
Tu
longes le canal. Dans les péniches, des murmures, ceux qui ont fait
la fête sont couchés. Quelques lampes, un hublot ouvert. Sous tes
yeux la banquette, le coussin, le tissu de dentelle. Le pont, la
ville sont loin. Tu préférerais monter à bord, t'allonger sans
demander ton reste. Mais il y a du pavé, du trottoir qui
t'attendent, que tu ne peux pas trahir. Tu marches, marches encore,
une de tes chansons en tête.
A
l'hôtel rien ne va. Tu ne passeras pas la nuit tu le sais. Elle est
pourtant aseptisée, cette chambre à deux lits, couettes jumelles,
miroir. Tu pourrais prendre un bain. Tu pourrais te concentrer sur
les propos du philosophe, des journalistes, de l'homme politique qui
valsent en un lent travelling. Tu as même acheté le journal. Mais
tu sens que c'est la fin, rien à faire. Un conseil : crie, au moins.
Tu
es un peu enroué, maintenant. Il faudrait rentrer, tu le sais. Mais
dormir où ?
Tu
tapes sur « envoi ».
Tu
t'enroules, te déploies, tombes du lit, recommences.
Tu
allumes la radio. Qu'on te parle, surtout. Le pouvoir de la voix,
s'il ne restait que ça...
Alors
quoi, c'est tout ? penses-tu près de qui dort.
Tu
inventes, écris.
Tu
as le coeur battant. Les morts que tu aimes, les vivants que tu
aimes, ceux que tu as aimés te secouent, te traversent. Tu te dis,
puisque je ne dors pas je vais faire la liste de tout ce qui
pourrait m'obliger à me relever : une idée qui se présente ; la
précision d'une phrase ; le chemin qui s'annonce ; la rue quand elle
se vide ; le souvenir du jour.
Tu
dors.
Rien
ne vient.
Tu
roules. C'est ton quatrième tour de périphérique. Tu te prends
pour un personnage de roman, ou quoi ?
Tu
n'as pas reçu de message. Tu voudrais éteindre, ne peux pas.
Tu
fixes le mur. Sous ta paupière, tu choisis ton arme, le rayon laser.
Tu découpes une silhouette : la tienne, à peu de choses près.
Tu
chantes.
Tu
allumes la radio, tournes le bouton au hasard. Voilà que parlent les
survivants, ceux qui tentent de résister, ne comptent sur personne,
s'occupent de tout eux-mêmes.
Nous
n'avons pas été au bout mais nous avons ouvert la voie.
Et
après tout ce temps, vous continuez ?
Oui.
Tu
te sens plein de gratitude.
Tu
chantes. Gueuler à pleins poumons, murmurer, psalmodier, fredonner,
solfier, tout ça, ça te plaît.
Tu
rythmes, roules.
Tu
régresses. Tu te vois évoluant dans une bonbonnière, une boite à
bijoux, un pot de confiture de fraises. Et puis ?
Tu
chantes.
Tu
voudrais retrouver l'impasse, le jardin sauvage, la cheminée
d'usine, les pavés de la cour, le terrain à bâtir, la boutique
fermée, la grue immobile, le nom, la sonnette, la fenêtre ouverte,
le rideau de fer, le chant sous la douche, le bruit du garage, l'écho
des collines, le nuage au loin, le chemin perdu, l'averse de la
veille, le chat par la grille, la fleur de pommier, l'échelle qu'on
replie, le caillou dans l'herbe, le ver qui se courbe, la pierre
ajustée, le poteau électrique, le bruissement d'une feuille, la rue
parallèle, la terrasse à l'ombre, les creux, les falaises, les
bornes, les entrées, les lueurs anciennes.
+1.
Il te répond.
Garde
une main sur le volant, quand même.
Tu
marches. Voilà à nouveau ce type qui se retourne, dans la rue,
assassine les filles, surtout accompagnées, de son oeil tranchant.
L'homme à vif penses-tu.
Tu
marches.
Après
la partie de foot ils parlent, se taisent, crient, se bousculent et
brusquement se décident. Chacun dans son sens s'enfuit.
Tu
pars, tu vas partir.
Tu
dors. Elle se penche tu rêves et te dit quelque chose. Même alors,
elle te manque.
Tu
te savonnes, te sèches, te passes de la crème. Tu t'écailles,
t'écumes, t'éponges, recommences.
Tu
joues. Siffles.
Tu
enfles, te dégonfles.
Tu
racontes ta vie sous le chant des sirènes.
Même
pâté de maison je te dis.
Tu
comptes.
Te
calmes.
Souris.
Tu
lis écris tu penses.
Silence.
Tu
es dans ton lit et tu tombes. Il est à quelques mètres mais il ne
veut pas te voir, tant pis, tu te relèves seule, te voilà à
genoux, allez, encore un effort et : assise, encore un effort et :
debout. Encore un effort tu te couches, ne cries pas, ne dis rien,
remontes la couverture. Tu ne le sais pas encore mais demain, au
matin, tu en auras pris ton parti.
La
nuit il n'a pas besoin de toi, ne rêve pas de toi, ne te demande
rien.
C'est
ainsi.
Tu
mesures la distance.
Ici,
dans cette chambre, à deux heures du matin, tu ne peux pas ouvrir la
fenêtre. C'est une chance, sais-tu.
Demain,
tasse, sous-tasse, café, cuiller, dans la rue qui s'éveille tu te
nommeras : vivante.
Tu
marches. Les lumières de la ville se joignent vers l'écluse.
Quelques mètres encore et tu vas traverser la place, y croiser ceux
qui traînent. Rien à craindre : ta grande beauté te protège.
Personne n'osera t'aborder.
Tu
marches, guitare en bandoulière. Le groupe discute. Toi, à l'écart,
rarement disert, te rappelles en rafales les accords, les notes, le
public aperçu sur le quai, pile en face. Tout se brouille maintenant
– la tension retombée te brise, te démembre, presque. Seule la
plante des pieds résiste.
Tu
penses. Tu penses ?
Sur
le parquet, une chaise, au pied du lit, le manteau et les bottes, la
robe lamée, les collants filés ce qu'il faut.
Tu
dors.
Rêves.
Quai
de gare, rails, ballast, horloge sous verrière, une journée de
juillet. Tu n'es
jamais seul dans la nuit,
écrit au fusain le peintre Paul Bloas tandis que le guitariste Serge
Teyssot-Gay joue.