A Liré, hier, au Festimalles, j'ai présenté le matin ce que le festival a appelé un bruissement, faute d'avoir le droit d'employer l'expression pecha kucha (j'ignorais qu'elle était protégée), et dont je rappelle le principe : 20 photos, 20 secondes par photo, pour présenter ce que l'on veut.
Le thème sur lequel on m'avait demandé d'intervenir était large : écrire avec le numérique. Tout en sachant que je m'adressais à des gens qui a priori ne connaissaient pas mon travail, plutôt que de présenter ce dernier de façon un peu explicative (ceci est un livre numérique, cela un texte hébergé par un autre site que le mien, etc), j'ai préféré évoquer les questions qui me traversaient au moment d'écrire le texte, quelques jours plus tôt. Questions qui, de toute façon, innervent tout ce que je fais. J'ai cherché à aller au plus près, en restant le plus simple possible. C'est ainsi que j'ai parlé d'arbre(s).
Je n'étais pas sûre de vouloir mettre le texte en ligne. Mais cela m'a été demandé à plusieurs reprises, preuve qu'on n'est pas seul(e), que ce genre de questionnement touche, quand bien même on en parle rarement.
Je me suis sentie en confiance, hier. C'st pourquoi voici ce bruissement.
Voici... mon cerveau, dirait-on. Mon cerveau a une forme d'arbre,
quoique pas vraiment puisque les branches se rejoignent. Mais disons
que si. Ceci est un arbre, son reflet et ce que j'écris. Une étude
me dit : tu penses par arborescence comme 15 à 30 % de la
population.
Et moi je me demande : est-ce beaucoup ? Est-ce peu ? Est-ce vrai ?
Est-ce utile ? Suis-je un monstre ? Je crois savoir comment je pense
depuis une quinzaine d'années et cela correspond, suis-je en train
de réaliser tandis que j'arpente une exposition de photos, aux
débuts de ma connexion.
C'est le monde qui me pose la question : suis-je un monstre ? Moi il
me semble que non. C'est le monde linéaire, séquentiel, celui des
cases, des places, de l'immobilité qui me demande ça : mais est-ce
notre monde ? Notre monde d'aujourd'hui est-il encore ainsi ?
L'a-t-il déjà été ?
J'arpente donc l'expo et un livre,
auquel je pense sans y penser depuis longtemps déjà prend forme.
En une minute à peine six ou sept fils le tressent, motifs, thèmes
que je note dans un carnet. On vient de me dire non pour la
publication d'un autre livre, en forme d'arbre, alors je m'interroge
: faut-il à nouveau que j'écrive ? Je veux dire : de cette façon
?
Voici mon livre en forme d'arbre.
Comme on le voit je passe d'une branche à l'autre. Je crois que
tout se tient, que tout est bien en ordre, que le brouillage n'est
qu'apparent. Mais comment le faire comprendre ? J'aurais plus de
succès (papier, j'entends) si je faisais autrement, je le sais.
Mais je ne sais pas faire. Je ne peux rien y faire. Je ne suis pas
faite comme ça.
Et c'est une souffrance, d'essayer autrement. Et c'est une joie, un
bonheur permanents que de tresser ces liens, de rapprocher ce qui ne
se rapproche pas, de placer des géantes dans les grands magasins, de
changer une femme en avion, en pan de mur, en plante, en pierre.
D'inventer des mots pour ce qui ne se nomme pas.
Alors allons-y quand même. Et le
tant pis devient tant mieux à lancer ses filets, laisser les portes
ouvertes. Voyages en voiture, en train, en barque, en rêve et
rencontres réelles, virtuelles, tangibles : tout vient, tout
approche, tout arrive.
Le non (niet, no) continue parfois
de tomber : il n'y a guère de carrière, de progression sociale
dans ce que je raconte. Cependant, l'arbre est là, lui aussi : dans
le monde, dans nos têtes et dans les connexions. Et à se connecter
on les croise nombreux, les gens à tête d'arbre. 15 à 30 %, dit
l'étude ? Ces chiffres n'ont aucune importance.
Chacun de nous, chaque jour,
touche du doigt toute la complexité du monde. Tout fourmille de
sens, de non-sens, opacité et transparence, mensonges, vérités.
Le plus gros des mensonges est le mot contre-vérité. Le
monde nous tiraille en tous sens. Et alors ? Qu'est-ce qu'on fait ?
On arase, on réduit, on nie, on efface, simplifie ? Ou on plonge,
même à avoir la trouille de perdre ses repères, hiérarchie et
frontières à jamais perturbés et de risquer, croit-on, sa
verticalité. Mais c'est d'une autre approche qu'il s'agit,
simplement.
Je ne suis pas compliqué, dit le
monde, je suis complexe : ne crains pas de me penser. C'est penser
tes limites, toujours et sans arrêt que de vouloir m'embrasser,
certes. Mais c'est aussi le moyen de reprendre la main. Ouvrir des
fenêtres, des onglets.
Respirer, écouter les battements, les rythmes. Risquer la
dispersion, mais aussi la penser : se faire grandir soi-même,
observer ses entraves. Et risquer d'écrire plus, risquer de voyager,
de lire des inconnus, de se faire son avis, de rencontrer du monde.
Et ne pas étouffer à vouloir correspondre à une forme définie,
nettement reconnaissable, à tout prix, sans arrêt.
Et quelle forme, d'abord ? Qui peut dire qu'il possède une place dans
le monde, simple, stable ? Il n'y a plus, ne cherchez pas. En tout
cas, pas pour nous. C'est pourquoi, ce qui se joue, se construit à
travers les réseaux, les échanges, c'est le tracé de la route qui
se fait à mesure.
Ce qui n'implique pas l'isolement ni la solitude. Au contraire. Nous
sommes plusieurs, nous sommes nombreux. Nous n'avons pas besoin de
nous connaître pour reconnaître en nous ce qui fera écho. Nous ne
savons pas nécessairement : la vie privée, le visage, l'âge, le CV
de nos correspondants.
Est-ce important ? On se doute que
non, même si nous nous voyons, nous retrouvons, de temps à autres,
de ville en ville. Nous sommes, perpétuellement, en route. A
tenter, à recommencer. Et l'échappée n'est pas une fuite : c'est
un prolongement. Ici / voici / l'ailleurs.
Il ne s'agit pas d'entre-soi, de
publication par défaut, d'écraser ce qui existe, ce travail sur le
net, les blogs, les réseaux. C'est trouver ce qui nous correspond,
y aller, ne pas attendre de savoir comment faire. Ne pas demander
d'autorisation.
Il n'y a pas de modèle et c'est un grand bonheur. Et nous voilà
adultes, responsables et joueurs. Et enfants et bosseurs, le tout
conjointement. Nous ne dormons pas des masses et nous sommes fauchés,
c'est un fait. Alors, comment tenir ?
C'est comme partout ailleurs : il
faut covoiturer. S'échanger des services, se donner, se prêter
(des plans, des livres, des lieux, des adresses, des noms). Est-ce
que ça finira par porter ses fruits, ce travail, cette façon de
voir ? C'est impossible à dire.
Mais c'est au présent que ça se
joue. Dans la concentration, la trouvaille, la jouissance.
L'étonnement, la surprise, la reprise, la boucle. La prolongation.
La bifurcation. La comparaison, la friction, la métamorphose.
L'éblouissement, même.
Aussi : combattre ses peurs, son
trop grand désir de reconnaissance. Laisser du champ, de la marge.
Laisser de la place à qui se trouve en face. Ne pas jouer des
coudes mais inventer une danse, une disposition. Seul, à deux, à
plusieurs. Prendre corps. Et laisser venir.
*
Les photographies à tendance noir et blanc viennent de la récente exposition Mapplethorpe au musée Rodin. Les autres ont déjà été montrées ici ou là. Exceptés le "petit bain" trouvé au musée de la Piscine de Roubaix et les chaises sur l'eau, découvertes aux jardins de Chaumont-sur-Loire, les autres ont été prises soit près du lac de Grand-Lieu, soit dans des endroits présents dans Décor Daguerre : la Cité des Sciences (photo "agissez" et "on"), le haut Montreuil (la ligne de désir), ou encore le musée d'art moderne du centre Pompidou. Les cartes postales se trouvent également dans DD.
Enfin, il n'aura sans doute pas échappé à certains que j'ai piqué la joie et la souffrance (presque sans le faire exprès) à François Truffaut...
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