l'horloge de la gare de Chartres

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jeudi 3 décembre 2009

Assise, par Christine Jeanney










« Chacun ses obsessions, bien sûr. L'une des miennes, c'est cette place dans le monde que le monde vous octroie ou non, que vous allez chercher ou non, que vous investissez ou non. Une place qui parfois s'offre mais qu'il vous faut souvent inventer et défendre, une place où lire écrire, disons. » Anne Savelli

Assise à ma place dans la voiture devant le collège, garée sur le côté, moteur éteint.

À l’abri du froid, à l’abri de la pluie, à l’abri des regards, bien enchâssée dans mon bloc de métal, fauteuil souple parfaitement adapté à l’incurvé de mes vertèbres, position d’attente, sans fatigue. Frein à main tiré, je ne risque rien, ni de glisser ni d’attraper froid, libre de partir pour m’écarter des prédateurs, les bêtes sauvages passeront au large, un abri sûr, confort optimum, sérénité, radio éteinte.

Toute la place pour regarder à travers le pare-brise et les vitres, comme dans ces sous-marins à hublots panoramiques, facile de voir les hippocampes et la bouche des raies manta grande ouverte de là-bas.

À gauche, une femme avec un parapluie noir attend, adossée au mur de l’immeuble. À l’étage, juste au-dessus d’elle, au premier, une fenêtre ouverte, ses deux battants coincés par le tissu d’une couette bleue, bleue foncée aux endroits mouillés, il pleut, personne pour la plier, la rentrer, ils doivent être au travail, partis ce matin quand le ciel était clair, absents. Les autres fenêtres fermées, des rideaux blancs, tirés, ouverts, froissés parfois. Certains avec des chats, d’autres des paniers, des fruits, d’autres soyeux et lisses à l’œil, chambre, salon ou cuisine, je devine, je repère un appartement à ses rideaux tous assortis.

Dépassée par une voiture qui se gare juste devant moi, qui recule, pourvu qu’elle ne touche pas la bulle dans laquelle je pense et ne crains rien. À l’intérieur un chien, debout dans le coffre, trois tours sur lui-même, tendu, observe ce qui se passe à droite, mais qu’est-ce qu’il voit en noir et blanc et à travers les gouttes, des ombres d’humains qui se déplacent, il doit se dire que l’un d’eux porte une odeur connue sans savoir lequel.

Prendre dans mon sac mon stylo, mon chéquier, le retourner, l’ouvrir à la dernière page, celle des dépôts que je ne fais pas, donc inutile pour cet usage, poser ça sur le volant, doucement pour ne pas klaxonner, écrire. Écrire la femme en parapluie, l’immeuble en fenêtres et le chien nerveux, les gouttes, les phares, les clignotants, la rue plus loin, la rue plus haut, et vus d’avion les bâtiments, carrés et rectangles bordés de lignes, au nord des arbres, au sud la carrière, une grue, la voie rapide, très loin à l’est une statue de lion, briques rouges, au nord une sirène, petite, et loin si loin à l’ouest des tours brillantes et des canyons qui donnent comme un vertige pendant que je suis à ma place, assise.


Christine Jeanney, qui prend ma place comme je prends la sienne, en ce premier vendredi du mois (photo prêtée par L'oeil ne se voit pas lui-même).

Autres participants ce mois-ci : Le tiers livre (François Bon) et Liminaire (Pierre Ménard) ; L'Employée aux écritures (Martine Sonnet) et Pendant le week-end (Mélico, Pierre Cohen-Hadria) ; Futiles et graves (Anthony Poiraudeau) et A chat perché (Michel Brosseau) ; LKM - Tout est fiction (Leroy K. May) et Chroniques d'une avatar (Marie-Hélène Voyer) ; etc-iste (Thomas Vinau) et La Méduse et le Renard ; Robinson en ville et Le fourbi élastique (Danièle Momont) ; Petite Racine (Cécile Portier) et Scriptopolis (Jérôme Denis) L'Exil des Mots (Bertrand Redonnet) et Juliette Mézenc ; Lignes de vie (Juliette Zara) et Enfantissages ; Humeur noire (Lephauste) et Biffures chroniques (Anna de Sandre) ; Terres... (Daniel Bourrion) et Soubresauts (Olivier Guéry)...

10 commentaires:

petite racine a dit…

j'aime cette idée de scaphandrier. C'est pour moi la position de celui qui écrit, et bizarrement je trouve que c'est une position d'engagement

Anonyme a dit…

je me suis fait un sandwich au chorizo, bu un verre de vin, pour lire dans les meilleures conditions (mais c'est le matin, là !!!) me suis retrouvé à ma place et là, j'ai croisé un lion (en briques, pourquoi pas ?) : ce qui fait que Anne S. ou Christine J. je retrouve quand même certaines positions : c'est étonnant ? En attendant la réponse (y'en a pas je sais bien, et après ?), beau croisement les filles...
PdB

Anne a dit…

A petite racine : moi aussi, j'aime cette idée, et d'ailleurs j'ai réalisé ce matin, lors de la mise en ligne, que je l'avais un peu reprise à mon compte hier en écrivant autre chose. Ces textes qui nous poursuivent, c'est bien...
A anonyme : grande satisfaction à savoir quelles dispositions tu prends pour nous lire : que du bon ! (et votre croisement à vous, chapeau)

Anonyme a dit…

fenêtre qui ouvre dans ma mémoire vers d'autres textes lus récemment et où il était question de place, aussi, trouvée, perdue, à chercher :
http://ruelles.wordpress.com/2009/11/16/place/
http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article142

Merci à vous les "filles" ;-)

juliette mézenc

Anne a dit…

Oui, c'est bien ça il me semble, merci pour les liens, Juliette.

Anna de Sandre a dit…

Ah ! écrire au dos des chéquiers... alors toi aussi ?

cjeanney a dit…

au chorizo, voilà l'idée (c'est normal si j'ai faim ?) et bon, j'ai décidé d'emmener un carnet avec moi, c'est plus pratique (j'avais d'abord pensé à une tablette d'argile et puis non, matériel trop fragile).

Sérieusement, j'ai adoré ce vase communiquant, et la fenêtre d'Anne, qui ne ressemble vraiment à aucune autre. :-)

Enfantissages a dit…

J'aime beaucoup cette idée de la place qu'on trouve pour soi. Est-ce qu'il suffit "juste" de la trouver, une place qui existerait pour soi, ou faut-il la prendre, une place à conquérir dans un combat pour une place comme dans le jeu des chaises musicales?
Et l'idée de cette place où lire écrire qui devient un scaphandre avec vue sur le monde.
Très beau texte, merci Christine.

Anne a dit…

Ah c'est drôle de jongler d'un blog à l'autre pour lire tous les commentaires, qu'ils vous concernent ou non : merci à tous !

cjeanney a dit…

Ah, Anne, c'est justement le jonglage que je viens de faire ! :-)
Merci à tous, vraiment !