l'horloge de la gare de Chartres

l'horloge de la gare de Chartres

mercredi 28 août 2013

ciel et vitres des Halles



















- Nous montons.
- D'abord les maisons, leur verticalité, puis les toits et au-delà, l'horizon lentement s'élargit.

d'autres fois, par les belles nuits, par les aubes claires, ils grimpaient sur les toits, ils montaient l'escalier roide des tourelles, placées aux angles des pavillons. En haut, s'élargissaient des champs de zinc, des promenades, des places, toute une campagne accidentée dont ils étaient les maîtres.

- Le relief apparaît, la colline de Montmartre surmontée du Sacré-Coeur et le ciel d'habitude invisible.

Ils faisaient le tour des toitures carrées des pavillons, suivaient les toitures allongées des rues couvertes, gravissaient et descendaient les pentes, se perdaient dans des voyages sans fin. Lorsqu'ils se trouvaient las des terres basses, ils allaient encore plus haut, ils se risquaient le long des échelles de fer, où les jupes de Cadine flottaient comme drapeaux.Alors, ils couraient le second étage de toits, en plein ciel. Au-dessus d'eux, il n'y avait plus que les étoiles. Des rumeurs s'élevaient du fond des Halles sonores, des bruits roulants, une tempête au loin, entendue la nuit.

- J'habite au premier étage.
- Sur cour.
- Même au deuxième il fait encore sombre.
- De plus en plus le rez-de-chaussée est investi. Il suffit de vitres opaques, d'un rideau, et un local commercial se transforme en appartement.

Mais dès huit heures, elle n'avait plus d'yeux que pour la fenêtre, aux vitres dépolies, où se dessinaient les ombres noires des consommateurs du cabinet. Elle y constata la scission de Charvet de Clémence, en ne retrouvant plus sur le transparent laiteux leurs silhouettes sèches. Pas un événement ne se passait là, sans qu'elle finît par le deviner, à certaines révélations brusques de ces bras et de ces têtes qui surgissaient silencieusement.

- Vous ici ?
- Une rencontre sur des escalators, c'est original.
- Je ne manquerai cette soirée pour rien au monde.

Elle devint très forte, interpréta les nez allongés, les doigts écartés, les bouches fendues, les épaules dédaigneuses, suivit de la sorte la conspiration pas à pas, à ce point qu'elle aurait pu dire chaque jour où en étaient les choses. Un soir le dénouement brutal lui apparut. 

- Nous dépassons les salles plongées dans le silence et l'immobilité. La bibliothèque vide, tous ces livres qui attendent, les journaux que personne ne feuillette - une actualité bizarrement inutile et qui sera périmée, demain. Le musée d'Art moderne dont les tableaux, les objets, les sculptures vivent un jour par semaine à l'abri des regards, des paroles.

Elle aperçut l'ombre du pistolet de Gavard, un profil énorme de revolver, tout noir dans la pâleur des vitres, la gueule tendue. Le pistolet allait, venait, se multipliait.

- Comme si le monde s'était retiré.
- Une plage à marée basse.
- La mer au loin, inaccessible.
- Nous arrivons.


*

Sentinelles de Cécile Wajsbrot et Le Ventre de Paris d'Emile Zola ont pour point commun d'être entièrement situés dans le quartier des Halles. Ce sont également deux de mes lectures d'été. J'ai eu envie, ici, d'en croiser quelques extraits, respectant ainsi à peu près la façon dont je les ai lus. Pour cela, j'ai choisi de copier le début du texte de Cécile Wajsbrot (dont l'action se passe au centre Georges Pompidou et qui est uniquement composé de dialogues) en respectant son déroulement, tandis que les extraits du Ventre de Paris appartiennent à des chapitres différents du roman et n'évoquent pas les mêmes personnages.

(... ou comment, après avoir eu le désir de relire un texte linéaire, retrouver au galop le naturel !)

photographie : fontaine des Innocents

vendredi 2 août 2013

De l'interprétation, par Antoine Prunier

C'est un livre.
La couverture ne dit rien.
De l'interprétation dit la page de titre.
Avant d'ajouter Atlas.

Et ce sont bien là des cartes en effet, des cartes de France, des centaines de cartes de France, un millier peut-être.
La première est une carte administrative du territoire. On y voit les délimitations administratives, régions, départements. Les principales communes dont le nom s'affiche en gras quand elles dépassent les 500 000 habitants.

En regard, sur la page de droite, une carte couverte d'une grille de lignes minuscules et très serrées. On pense à une sorte de coloriage abstrait. C'est une représentation des 36 000 communes françaises. Leurs noms ne figurent pas, mais leur territoire à chacune oui. On peut prendre une loupe et chercher son village, celui de sa mémé, celui de ses vacances, celui de son écrivain favori.

Et de ces deux cartes mises face-à-face s'insinuent des questions, de considérations : a-t-on vraiment besoin de tant de communes ? Est-ce un échelon pertinent pour aborder les défis de la mondialisation ? Les communautés d'agglomération de la Drôme ne recoupent pas les limites du département, c'est étrange : elles essaiment en Ardèche et dans le Vaucluse. C'est pas si petit que ça Mornac-sur-Seudre.

Les questions épuisées, on tourne la page. Aux deux cartes administratives se superposent dans l'esprit du lecteur une carte des résultats électoraux du premier tour de l’élection présidentielle de 1981 et une carte géologique. Mornac-sur-Seudre est sans surprise en zone calcaire. C'est donc pour ça qu'ils ont tant voté communiste ? Voyons comment on vote sur un sol de granit. Et les agglomérations de la Drôme, elles ne tenteraient pas d'édifier un front uni du schiste, par-delà les frontières historiques et administratives ?

Voici encore une carte de l'âge moyen des suicidés au dix-neuvième siècle et une carte des principales zones de peuplement Cathares au douzième. On se suicidait moins jeune et moins nombreux sur les terres ayant porté l'hérésie. Est-ce une résurgence de la doctrine des parfaits ? Ou bien ne serait-ce pas tout simplement qu'on se suicide moins dans les calcaires et les lauzes de l'Ariège, qu'on y a la vie plus douce, moins pesante ? Après tout, c'est dans le granite des côtes d'Armor, rose ou gris, qu'on semble souhaiter la mort le plus souvent.

Et ainsi de suite chaque nouveau couple de cartes apporte son lot de questions, que poser c'est déjà répondre à.

Le revenu moyen par habitant jouxte les principales voies de communication à l'époque des foires de Champagne. L'ensoleillement fait face à la répartition des styles gothique ou roman. Les territoires des tribus celtes se superposent à certaines maladies chroniques avec une troublante exactitude. L'arrêt des lignes allemandes en 1917 recoupe en partie celui des Huns au cinquième siècle. Aux seizième et dix-septième siècles, les protestants semblent s'être installés en priorité sur les zones déjà peuplées au magdalénien. On dit "chocolatine" sur les mêmes terres où on adorait Mithra au fond des grottes, partout ailleurs on dit "pain au chocolat". La France occupée par les allemands en 1940 est très largement celles des toits en ardoise, la France dite "libre" était celle des tuiles. La civilisation du renne parle la langue d'oc, celle de l'auroch d’oïl.

Chaque carte répond à celle qui est en vis-à-vis. C'est ainsi : prenez une photo de vous, placez-la à côté de celle d'un objet : ça a une signification, plusieurs même. Changez l'objet, vous changez le sens. Maintenant remplacez votre photo par celle d'un être cher, d'un être haï, d'un président de la république, vous obtenez encore autre chose, qui se surajoute au rapport que vous aviez établi précédemment, et entre en relation avec lui, y fait écho. C'est comme ça que fonctionnent tous les livres.

On ne sait pas pourquoi, certaines cartes reviennent jusqu'à douze fois, mais on ne sait pas s'il faut voir dans cette récurrence un principe explicatif attribuant plusieurs effets à une cause unique : par exemple, l'ensoleillement détermine le type de céréales cultivées et donc le type de boissons produites mais aussi les maladies digestives et le taux de suicides, ou si c'est exprès pour brouiller les pistes. On ne sait rien. On comprend en permanence de nouvelles choses. On comprend qu'on comprend. On comprend qu'on ne sait rien.

On ne sait pas non plus qui est l'auteur de l'atlas. Plusieurs hypothèses cohabitent. On a soupçonné un bibliothécaire facétieux du Centre Régional de Documentation Pédagogique de Poitiers de l'avoir confectionné à partir d'un exemplaire de la géographie de Jules Verne, pour tromper son ennui, mais il s'est avéré par la suite qu'il l'avait juste perfectionné. On a parlé de Jarry, de Jean-Pierre Brisset, de Nodier. L’âge de l’atlas est un mystère. On peut dater une grande partie des cartes, bien sûr, mais s'il en existait diverses éditions, avec des données remises à jour ? La première trace d'un livre de ce type serait le Mutus Liber Mundi conservé à l'église des Barnabites, rue Legendre, dans le dix-septième arrondissement de Paris. Mais cette rue n'abrite-t-elle pas aussi le siège de l’église de Scientologie à Paris ?

Il y a quelque chose dans la conscience qui en fait un piège pour elle-même.


*

J'ai rencontré Antoine Prunier à la bibliothèque Robert Desnos de Montreuil, où j'étais en résidence, fin 2010 - ce qui est assez logique puisqu'il est responsable du secteur adultes (parfaitement). Il m'a fait découvrir le magasin à fiction, les auteurs et les livres qu'il aime, les sténopés... Depuis, nous sommes amis et comme il écrit lui aussi (son blog s'appelle Vaisselle liquide), l'idée d'échanger lors des vases communicants nous est naturellement venue. Le thème de la cartographie, de l'atlas est de lui, mais je n'ai pas eu à chercher très loin pour savoir quoi écrire... Mon texte est chez lui, à cet endroit

(Pour mémoire, les vases communicants, qui ont lieu chaque premier vendredi du mois, sont l'occasion pour ceux qui le souhaitent d'échanger le contenu de leurs sites ou de blogs deux à deux. Brigitte Celerier, que je remercie une fois de plus, recense les échanges et lit TOUS les textes)