l'horloge de la gare de Chartres

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jeudi 2 mai 2013

Bien présenter, de Sabine Huynh



















Photographie de Sabine Huynh


Escale à l’aéroport de Zurich. Son vol pour Lyon a été retardé pour des “raisons opérationnelles”. Elle imagine un opéra tragique se déroulant aux pieds de l'avion.

En mangeant un sandwich au salami dont la baguette est froide, elle déambule dans les couloirs, au milieu de boutiques de luxe dans lesquelles elle n'ose pas entrer. Le vendeur lui avait demandé si elle voulait qu'il lui réchauffe le sandwich. Elle avait refusé, trouvant bizarre de manger du salami chaud. Elle imaginait le gras fondu coulant sur son menton et souillant ses vêtements, des vêtements qui n’avaient rien d’exceptionnel, mais qui avaient quand même été choisis avec soin pour le vol. Une amie lui avait confié son secret un jour : il fallait toujours “bien présenter”, on était mieux traité ainsi, surtout chez le médecin (elle avait un cancer à l’époque et la chimiothérapie lui avait creusé le corps et le visage en lui volant ses cheveux). 

Certaines des boutiques n'invitent pas le client : leur vitrine comporte un fond opaque noir, empêchant aux curieux de zyeuter la marchandise. Pour voir ce qu'elles contiennent, il faut en passer le seuil, s'y engager franchement, profondément, dans un élan réfléchi, plein de l'assurance que peut procurer un portefeuille bien rembourré. La croûte du pain est dure et mord sa lèvre inférieure, déjà gercée.

Elle se dit qu'elle n'osera jamais entrer dans aucune d'elles, surtout avec son look. Un miroir lui renvoie un reflet qui jure avec le style des gens marchant dans son dos. Ils sont tous vêtus de noir ou d'anthracite. Ils sont, comme on dit, tirés à quatre épingles, alors qu'elle, habillée de rouge, de bleu et de mauve, détone. Mécontente de sa découverte, elle les imagine écartelés dans leurs vêtements de marque, crucifiés avec des épingles de couturière.

Ce n'est pas qu'une question de coloris, évidemment, mais aussi d'allure, et de ce qu'elle exhude. Ils ont tous l'air professionnel, elle a l'air d'être tout juste rentrée de la plage. En fait, ils paraissent well-to-do, comme on dit en anglais, une expression qui combine les gens bien et les gens qui font le bien, et fait croire qu'une personne “bien habillée” est une personne bien qui peut faire le bien. Elle sait qu’elle fait tâche au sien de la foule, alors qu'elle sait aussi qu'elle est une personne bien, ayant entre autres fait du bénévolat au Secours Populaire et dans un hôpital pour enfants. Mais on s’en fiche, puisqu’être bien ne se voit pas ; être élégant se voit, et peut passer pour être bien. Une affiche publicitaire pour une marque de montres prétend que l'élégance est une attitude. De quelle attitude s'agit-il quand un passager de première classe s'allonge sur un lit de deux mètres de long pour dormir durant le trajet, vêtu d'un pyjama en pilou offert par la compagnie aérienne ? Se sent-il élégant ?

Elle jette son dévolu sur un créateur américain dont elle a vu des vêtements aux Galeries Lafayette un jour, il y a longtemps, quand elle était adolescente probablement. Elle ne compte pas acheter quoi que ce soit, juste flâner, passer le temps, toucher des matières, faire les gros yeux aux prix sûrement exhorbitants, et puis, qui sait, peut-être tomber sur un coup de cœur, une aubaine.

Elle n'a pas fait deux pas que la vendeuse, d'une voix aigüe, lui intime de sortir : manger dans le magasin est  interdit. Pourtant, elle a déjà fini son sandwich, mais il est vrai qu'elle continue à en mâcher la dernière bouchée. La bouche pleine d'indignation, elle ne peut rien rétorquer et s'empresse de tourner les talons, en s’efforçant de garder la tête haute cependant.

Un homme est assis en tailleur au pied d'un fauteuil en cuir noir posé sur une petite estrade. Au-dessus de sa tête, une pancarte noire, on peut y lire en lettres dorées : PUT A SMILE ON YOUR FEET, “faites sourire vos pieds”. Pas de client en vue. L'homme déplie un journal.

Elle décide de suivre quelqu'un pour tuer le temps, ou plutôt pour le remplir et le ressusciter, ce temps mort dans cet aéroport stérile, la première personne que ses yeux croiseront fera l'affaire. Cette femme blonde en parka à capuche marron, style veste de chasse, par exemple. Celle-ci trotte en direction d’un panneau rétro-éclairé sur lequel est écrit : MASSAGE, PEDICURE & MANICURE WHILE YOU WAIT, un programme ambitieux pour tromper l’attente. 

Elle est assise dans la salle d'embarquement et sent le sol trembler sous ses pieds. Cela lui rappelle d’anciennes vacances, une visite de la Baie d'Halong, le quai qui tanguait, alors qu'il était en ciment, goudronné, mais construit sur l'eau. Et tous ces gens autour d’elle, dont la tenue vestimentaire l’étonnait tant : des ensembles en coton fin et imprimé ressemblant à ses propres pyjamas.


Elle repense soudain au vol Tel Aviv-Zurich. Un homme jeune, jeans baggy, tee-shirt blanc moulant et biceps tatoués insiste pour caser sa valise pleine à craquer dans un compartiment à bagages où se trouve déjà le sac d'une femme italienne d'une quarantaine d'années, qui insiste pour qu'il n'en fasse rien, sous prétexte que son sac contient quelque chose de fragile et très cher. Le jeune n’entend rien et force. Un homme plus âgé, probablement la soixantaine, au ventre protubérant, déjà assis et attaché, dit au jeune qu'il n'y a pas assez de place dans ce compartiment. Un autre passager arrive, la cinquantaine, qui prend la défense du plus jeune. S'ensuit une dispute entre le plus âgé et le dernier arrivé. Celui-ci, avant de continuer vers son siège, crache sur le crâne dégarni du premier ces mots assassins : “Mais d'où tu sors toi, pour croire tout savoir mieux que les autres ? Regarde-toi un peu. Je me demande de quelle planète tu es tombé”. Le jeune force  et sa valise entre finalement. La femme italienne est blême. Le siège du jeune est à côté de celui du vieux, qui doit se lever pour le laisser s'asseoir. La femme italienne se lève et va tâter son sac, l'air inquiète. Elle tente ensuite de rabattre la porte du compartiment, en vain, la valise du jeune dépasse. Elle tire dessus, en vain, la valise est coincée, il faut appeler une hôtesse à la rescousse.

Extérieur nuit, température zéro degré. Elle grelotte au pied de l'escalier qui mène à l'avion. Elle ne porte qu'un débardeur à fines bretelles, sous un cardigan en coton fin. Son blouson est dans sa valise, qui est elle-même en soute. Ce détail la distingue des autres passagers, qui, prévoyants, sont habillés adéquatement. Elle étonne et détone une fois de plus, d'aucuns diront qu'elle déconne carrément. Et elle se souvient avec tristesse qu'à l'école, au collège et même au lycée, et même plus tard, à l'université, les élèves les plus pauvres portaient toujours les blousons les moins chauds en hiver. Pas de doublure remplie de duvet d'oie pour ses frères et elle. À cette pensée, elle tremble de plus belle. Une main lui tend soudain un K-way, pendant qu'une voix lui dit que “ce n'est peut-être pas grand chose, mais c’est toujours mieux que rien”. Le type doit avoir dans les vingt-huit ans. Il n’est pas très grand, ses cheveux bruns sont rassemblés dans une queue de cheval basse. Il porte un tee-shirt gris arborant les mots IT’S A WIN-WIN SITUATION, en jaune : une situation où tout le monde trouve son compte, un scénario gagnant-gagnant, si on veut, où il n’y aura pas de perdant. Elle lui sourit.   


*


J'ai rencontré Sabine Huynh, qui vit à Tel Aviv, une fois, à Paris, le 31 octobre 2012.
Ce soir-là, à la Lucarne des écrivains, il s'agissait de présenter l'anthologie de poésie Pas ici pas d'ailleurs, que Sabine a co-réalisée avec Angèle Paoli, Andrée Lacelle et Aurélie Tourniaire et à laquelle elle m'avait proposé de participer. Chaque invitée devait lire/dire deux de ses poèmes. 
Ensemble, au tout début de la soirée, nous avons fait autre chose, rendu hommage à Maryse Hache. Tandis que je lisais quelques extraits des textes, magnifiques, que Maryse m'avait envoyés l'été précédent, Sabine montrait, une à une, les cartes postales au dos desquelles ces textes avaient été écrits. Sur l'estrade, je sentais la présence de Sabine plus que je ne la voyais, apercevais un bras, une main, une carte (qu'on s'imagine à ma droite Audrey Hepburn, à laquelle ce soir-là elle me faisait penser). C'était doux, drôle, émouvant, éprouvant, on a distribué des pétales de roses donnés à l'enterrement la veille puis la soirée a continué (c'était peut-être après, cette histoire de pétales, je ne sais plus). 
Je connaissais Sabine depuis cinq minutes. On le sait, cependant : à distance les textes, les regards posés sur le monde réunissent. 

Sabine Huynh, qui est à la fois poète, écrivain et traductrice, anime un blog qui s'appelle Presque dire et n'a pas moins de cinq publications prévues cette année. Sur remue.net, elle a également fait paraître à la fin de l'année dernière un texte en deux parties que j'avais suivi sur Facebook et qui m'a beaucoup marquée : la vie de nos yeux. Je suis très heureuse de la recevoir aujourd'hui, lors de ces vases communicants dont le thème, épater la galerie, vient d'elle. Mon texte, comme de juste, se trouve chez elle, à cette adresse.

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