Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin
De venir dans ma chambre un peu chaque matin…
Je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’on espère
Elle entrait et disait « Bonjour mon petit père… »
Lorsque je me promenais avec elle sur le boulevard, les matins entre sept et huit, nous avions coutume d’évoquer le passé, de tenter de saisir l’avenir. Nous allions d’un pas lent l’été, elle portait des sandales rouges, parfois des shorts (« à ton âge, enfin… ! »), et fumait de petits cigarillos un peu tores.
Longtemps sa vie avait été d’employée, à la RATP elle poinçonnait les tickets. C’est à la République qu’elle travaillait. A la nuit, vers deux heures, à pied elle remontait le faubourg. Elle vivait dans la cour nommée « A la Grâce de Dieu » et elle me le disait en riant (c’est au 139 je crois).
Nous marchions, doublant le vieux lycée professionnel,

le boulevard encombré le mercredi des marchés, ses arbres et son air frais, les voitures qui klaxonnent, les camions qui déchargent des cageots de salades, de fruits et de poissons : nous y verrions, vers deux heures, des glaneurs s’il se pouvait, comme au si beau film d’Agnès Varda.
Ici une femme l’année dernière, s’est jetée du troisième, morte de ne pas avoir de papier.

Chinoise.
L’hiver, il faisait nuit, nous avions rendez-vous au métro, elle venait, ses cheveux blancs et son manteau de cachemire gris, sa casquette parfois sous la neige, on ne se serrait pas la main, on ne s’embrassait pas, on partait, marchant doucement alors que le monde se hâtait. « Ma mère à boire » disait-elle en riant, et comme je la regardais, sans comprendre, elle souriait, énigmatique et portait au loin le regard, au loin vers l’ouest, loin , si loin.
Au printemps, le soleil pointait derrière nous, le métro qui sortait,

le boulevard restait un peu tel qu’en lui-même. Lorsqu’en quatre vingt quinze, je conduisais à pied les enfants à l’école, je la retrouvais vers neuf heures assise à la terrasse, le café boulangerie de la place toujours à l’ombre, elle regardait le monde, les voitures à l’arrêt, les cris parfois, les gens, la neige parfois et elle, son cigarillo aux lèvres, ou debout, petite calme et droite, les yeux un peu tristes ou alors ce n’était que le vent (le vent).
Nous prenions un café, elle y versait trois gouttes de lait, disait trois mots en vietnamien au type derrière le bar qui lui répondait en riant. Un jour, elle m’avait raconté ses vingt ans, le Tonkin, puis en 49, Madagascar, et Blida, la Mitidja. Elle me parlait de son asthme, de la cortisone prescrite, de ce qu’elle refusait de prendre des calmants pour dormir, non, pas ça…et finissait par « ce que j’aurais voulu, tu vois, ça aurait été de voir New-York, mais à présent… ».
Nous descendions vers Jaurès. A droite, au fond de l’ex-avenue d’Allemagne, se terre le parc et les villes invisibles.

Nous revenions vers l’est, c’était voilà près de dix ans, et la veille de l’écroulement des tours jumelles de New-York, elle a passé l’arme à gauche. Ce n’était pas ma mère, ni même ma soeur, ni quelqu’un des miens. C’était un fantôme, une vieille femme, une idée de la fiction, elle sortait d’un film de Fellini mais n’en avait ni la voix éraillée ni la poitrine accorte, elle venait d’un poème de Robert Desnos « là bas où le destin de notre peuple saigne », quelque chose qui passe et qui erre, peut-être une mémoire, un oubli. Quelque chose de l’humanité, rien à voir avec les bons sentiments, tout ce que la vie peut avoir de tranquille et de sûre, non, rien de tout ça, plutôt ce qu’elle recèle d’horreurs, de turpitudes, de tristesses et de morts. Mais elle, là, marchant près de moi, m’effleurant, une ombre, quelque chose ou quelqu’un, je ne sais pas bien, un peu toujours présente, pas même une amie mais une sorte de présence qui chemine à mon côté, qui ne se lasse pas et ne se laisse pas oublier.