vendredi 1 mars 2013

L'une chante et l'autre pas, vase communicant avec Thierry Beinstingel

Voilà qui n'est pas très mystérieux : c'est vrai, Thierry Beinstingel et moi nous nous connaissons et discutons parfois de ce que nous écrivons (cliquez sur le lien, vous verrez apparaître Autour de Franck, texte né d'une lecture de Thierry, si beau cadeau...). C'est ainsi que l'idée nous est venue, il y a quelques temps, d'un échange autour d'Agnès Varda. Chacun son film : L'une chante l'autre pas, pour lui, Le Bonheur pour moi. 70's sur Fenêtres, 60's sur Feuilles de route...
Avec de l'avoir pour ami, cependant, j'ai d'abord été l'une de ses lectrices. Central, Composants, CV roman, Paysage et portrait en pied-de-poule, Bestiaire domestique sont autant de livres que j'aime et qui m'accompagnent depuis longtemps, pour ne pas toujours citer que les plus récents. Sur Feuilles de route, le site de Thierry, chacun a son dossier : n'hésitez pas ! Et partagez ses étonnements, lisez ses notes d'écriture et de lecture, scrutez sa webcam...
Autant de raisons qui me rendent si heureuse de l'accueillir ici, en ce premier vendredi du mois, jour de vases communicants.

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 Je n’avais jamais regardé un film d’Agnès Varda à l’époque. Par la suite non plus d’ailleurs, ou probablement par inadvertance comme pour L’une chante et l’autre pas. C’était aux alentours de 1979. Je peux cerner la date à dix mois près : il me reste le lieu précis dans lequel j’ai vu ce film à la télévision, une caserne de la Marne que j’ai occupée de juin 1979 à mars 1980 à l’occasion de mon service militaire. C’est sans doute pour cela que reste si présent en moi le souvenir de ce film féministe entrevu dans un monde exclusivement masculin.

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Du film, je ne me souviens de rien, même pas de l’intrigue, ni des acteurs, juste le titre et le nom de la réalisatrice. A l’époque, sans être féru de cinéma, j’aimais y aller. Dans ma petite ville, les salles avaient pour nom Vox et l’inénarrable Cinéma les jeunes : photos de Clark Gable dans le hall, fauteuils à poussière et entracte au milieu de la séance avec glaces Miko. A la fin des années soixante, c’était d’abord les films d’aventures Vingt mille lieues sous les mers et Kirk Douglas pour moi, tandis que ma frangine allait voir Mary Poppins. Dans les années adolescentes, Barry Lindon m’était apparu trop léché, trop américain. J’avais frissonné comme tout le monde devant L’exorciste mais rigolé deux ans plus tard devant Les dents de la mer. J’étais attiré par des films moins tape à l’œil : Rêve de singe de Marco Ferreri (excellence de Marcello Mastroianni, jeu sobre de Depardieu - si, si à l’époque). Le film L’amour en herbe m’avait plu, surtout la chanson de Maxime Le Forestier Amérique sur Seine que j’essayais de reproduire à la guitare. L’Amérique et la Seine réunies, c’était pour moi l’exotisme le plus pur.

Finalement, le service militaire avait répondu à cette attente de changement tropical. En débarquant dans cette caserne de l’Est, on m’avait propulsé dans une chambre occupée par deux bagarreurs forts en gueule, deux chtis impossibles à comprendre. Coup de bol : l’un avait une guitare qu’il ne savait pas accorder, moi si, et je suis vite devenu intouchable. Pendant dix mois, j’ai occupé la fonction de barman. Servir le café le matin, les bières l’après midi, le vin des adjudants toute la journée, planquer les bouteilles de Pastis pour les inspections, raisonner ceux que la boisson tournait aigre : je n’ai pas vu le temps passer. Le noir qu’on appelait Blanche Neige, le type que j’avais agrippé par le col, cassant au passage la chaîne offerte par sa fiancée, bagarres, conneries jusqu’à ceux qui avaient découpé au chalumeau un coffre rempli de munitions parce qu’ils avaient perdu la clé : absurdité d’un monde qui tenait lieu d’exotisme.

C’est un soir, probablement tard, juste avant de ranger la salle de télévision attenante au bar que j’ai regardé L’une chante et l’autre pas. Nous étions seulement deux (avec le noir nommé Blanche Neige). Sentiment étrange, pourquoi s’en souvenir ? Un film féministe, dans cette salle de télé si triste, caserne en îlot minuscule, hommes de troupe et troupeau d’hommes en retrait du monde.

Quelques bribes bien sûr peuvent se rattacher à l’époque et à l’endroit même : Patrick Hernandez chantant Born to be alive aux variétés du dimanche un jour de consigne. La même salle de télé, et un jour plus de téléviseur : les voleurs étaient passés par un vasistas, avaient poussé l’appareil au-delà du grillage de la caserne. Si on étend les lieux, il y a la petite route sur laquelle j’avais essayé une Renault 5 « de sport » qu’un type voulait me vendre. Souvenir aussi de l’arrivée dans une ville (mais quelle ville ?) à 170 km/h, serrés à six dans une vieille Ford Taunus 17 M. Le cinéma, on y revient : époque glauque de films pornos vus en virée mâle, cheveux ras, cous cramoisis, ambiance macho.

Arrive alors L’une chante et l’autre pas. Décor seventies, on y était, nos têtes à la Starsky et Hutch, les filles à longues robes paysanne, retour à la terre, le féminisme, l’avortement, des thèmes militants pour l’époque A trente ans de distance, plus rien ne transparaît, j’ai visionné un extrait, probablement le début du film, belle musique, violon et violoncelle (ce que je connaissais de la musique classique se résumait aux orchestrations de Paul Mauriat), succession de photographies aussi, portraits expressifs en noir et blanc (j’avais acheté un an plus tôt un appareil réflex FUJI ST 605 N avec ma première paye). Mais tout cela déboule dans une caserne, un lieu pas fait pour. Comment raccorder tout cela à ce qui a précédé, à ce qui a suivi ? Vingt ans est un âge d’équilibriste, on tangue sous la bière, on bronze au soleil en attendant la quille. Juste deux dans la salle de télé encombrée de cannettes de bière à débarrasser, mon boulot de barman, avec ce type noir appelé Blanche Neige, sa manière d’éluder la plaisanterie, de ne jamais en rire, gardant un visage grave comme les deux nôtres, un soir, devant ce film. C’est tout mais je n’ai plus jamais oublié ce nom : Varda.

4 commentaires:

  1. Varda, une pastille d'art - son bouleversant "Cléo de 5 à 7", son merveilleux "Les Plages d'Agnès, sa maison rue Daguerre, sa présence un soir au Forum des images - tout ça à rechercher sur un blog éloigné dans le temps...

    Belle évocation de cette période où le service militaire a représenté une drôle d'aventure.

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  2. @Thierry : années soixante dix ford taunus et garde de nuit... Jefferson Airplane et Jethro Tull, Led Zepelin et Grateful dead... quelle affaire ! Et cette Varda qui arrive... Toute une époque, une histoire...
    @Anne : je crois que le scandale du film "le Bonheur" vient juste de son titre (il me semble me souvenir, mais il y a bien longtemps que je l'ai vu, que le deuil porté par Thierryu la fronde -tiens, tiens- :°))- ne dure pas assez longtemps ou quelque chose qui voudrait nous faire croire qu'il n'en a rien à faire , je ne sais plus bien)

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  3. en fait, il continue d'aimer les deux, l'une morte, l'autre vivante (et je le crois) ; et comme il les aimait déjà toutes les deux avant, il passe de l'une à l'autre, offre la place de l'une à l'autre, sans la moindre hésitation apparente

    je crois que ce qui choque, c'est le traitement des enfants : ils ont sur eux le regard aimant des parents (d'autant que ce sont leurs vrais parents) mais, par ailleurs, font totalement partie du décor (qu'ils aient perdu leur mère ne semble poser aucun souci)

    même chose dans L'Une chante, l'autre pas : puisqu'on ne peut vivre en couple, faisons deux enfants et gardons-en un chacun...

    c'est vraiment spécial... et là, est-ce une question d'époque ? (on n'en est pas encore vraiment à Un enfant si je veux, quand je veux)

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  4. je crois bien aussi; il y a quelque chose comme ça dans l'autobiographie de la varda (je ne me souviens plus bien, mais dans "les plages d'agnès" cité pour l'ami Chasse-Clou, il me semble qu'il y a quelque chose de ce genre (ah oui, elle est enceinte de son fils tout en quittant le père et rencontre Demy) (mais 64, tu te rends compte, tu n'y étais même pas... :°))

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