vendredi 4 avril 2014

Un voyage, par Piero Cohen Hadria

Déjà, en passant au dessus des îles Baléares, j’ai cru que nous étions arrivées, mes yeux se sont empli de larmes. Je croyais retrouver l’air doux, les senteurs des orangers, mais nous étions encore loin d’Alger. Lorsque l’avion s’est posé, mes larmes avaient séché : j’étais accompagnée de ma plus jeune soeur D. (elle a près de vingt ans de moins que moi, une battante, moi j’ai soixante douze ans, l’année dernière notre mère est partie, et nous avons décidé d’entreprendre ce voyage, un peu comme pour nous souvenir d’elle, comme pour lui faire un signe, elle a toujours tant aimé ce pays sans y revenir jamais. Nous en avons parlé, nous sommes cinq sœurs, nous avons trois frères, mais nos trois autres sœurs ont décidé de ne pas venir. Si je suis l’aînée, mes trois autres sœurs ont presque mon âge, à présent, nous y avons vécu toutes nos jeunes années, et en soixante deux, quand nous sommes partis, ma sœur D. venait de naître). Nous avons senti le jasmin, le citron, le hénné et l’orgeat. Le soleil, la lumière et son ombre, les bleus des ciels et la finesse des nuages.
Nous sommes descendues dans un hôtel, non loin de Bab-el-Oued, là où nous vivions alors.
Le lendemain, nous avons été regarder. La maison était toujours là, la même, j’ai sonné, j’ai frappé, les gens étaient là aussi, des gens comme vous ou moi, j’ai dit : « vous savez, nous vivions là, avant les évènements, avec ma famille », mais ils ne nous connaissaient pas, et j’ai recommencé à pleurer. Cinquante ans, tu sais… Ma jeune sœur ne savait pas où se mettre, les gens nous ont fait entrer. J’ai revu ma chambre, le balcon qui donnait sur le petit jardin, les bougainvilliers, le petit amandier. J’ai revu la cuisine, l’auvent de verre au dessus des fourneaux, maintenant ils étaient neufs, maintenant, les gens ne sont plus les mêmes. L’un d’eux m’a dit : « il ne faut pas pleurer, ici vous êtes chez vous… ».
C’est de cette gentillesse dont je me souvenais. Il faisait une chaleur d’acier, et je reconnaissais aussi cette lourdeur pesante et forte des débuts d’après midi. Nous avons été nous doucher. Nous avons mangé, puis nous nous sommes couchées. Encore j’ai pleuré. J’ai l’impression, à présent que je te raconte ce voyage, mon enfant, tu sais, j’ai l’impression de n’avoir pas cessé de pleurer durant ces trois jours. Nous nous sommes promenées nous avons été voir le lycée, les magasins, le boulevard du Front de mer, la place Abdelkader, nous avons pris un café au lait, et marché longtemps, jusqu'à la grande poste, jusqu'à la grande Mosquée, nous sommes revenues et mes larmes ne cessaient pas.

C’était avril.


Le dernier jour, nous partions le lendemain, à neuf heures, le dernier jour, nous sommes retournées dans notre quartier, là j’ai rencontré nos anciens voisins. Je ne me souvenais plus de leur nom, eux m’ont reconnue et comme nous avions marché encore, pris le métro, remarché, ils nous ont invitées à nous désaltérer chez eux, nous avions soif et ils vivaient toujours dans la même maison, à trois numéros de la nôtre. Nous sommes entrées, il faisait doux, j’avais les larmes aux yeux, je n’étais pas amie avec eux, à l’époque mais je les connaissais, je me souvenais, des choses me revenaient. Nous avons raconté la raison de notre venue, notre pensée pour notre mère, des choses qui nous venaient et que je ne saurais plus te dire maintenant, tu sais, chéri, les grands-mères oublient... L’homme est revenu avec deux petits verres d’eau, nous avions si soif, j’ai cru à quelque chose comme une blague, mais il nous a dit : «  voilà, zèm zèm… » comme si nous devions comprendre ce que ça voulait dire. Je n’ai pas compris tout de suite, mais j’ai bu, l’eau était fraîche. Ma sœur aussi a bu, nous les avons remerciés et nous sommes parties. Nous avons pris un fanta dans un café, il était sept heures du soir, sur mes cheveux, je n'avais pas de voile, D. non plus, puis nous avons mangé à l'hôtel.
A l’aéroport, le lendemain, nous attendions dans la foule des gens qui embarquaient, les femmes et les hommes en blanc, les babouches et les robes, il faisait chaud, trop chaud comme d’habitude. Mes yeux étaient toujours mouillés, ma sœur a parlé avec un des hommes qui étaient là, lui avait reconnu que nous étions françaises, et la conversation a roulé sur ce « zèm zèm » et l’homme a haussé les sourcils, hoché la tête, remis son fez. « L’eau de La Mecque, oui, zam zam… » a-t-il dit. Dans l’avion qui nous ramenait à Paris, je me suis endormie.

*

Echanger des textes et photos avec Piero dans le cadre des vases communicants est presque devenu un rituel. Cela faisait un moment que je n'avais pas participé, cependant, et je suis très contente d'y revenir grâce à sa proposition, issue d'une photo de porte que j'avais publié sur Facebook et que ni lui ni moi n'avons choisi de montrer. 
Ici, donc, grâce à lui, une femme voyage, tandis que là-bas, chez lui (c'est le hasard, nous ne nous sommes pas concertés), c'est d'un homme enfermé qu'il s'agit.
Merci à Brigitte Celerier qui recense chaque mois les échanges des vases co et donne ensuite envie de les lire...

2 commentaires:

  1. Piero, j'ai cru entendre l'ainée de mes cousines (par contre la villa de la plage n'existait plus) - merci pour cette justesse

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