Il dit : C’est marrant que tu
habites un numéro impair. Moi, je n’ai jamais habité que des
numéros pairs : 2, 2, 6bis, 86, 302, 52, 46… Je viens de m’en
rendre compte en venant chez toi. Le plus étonnant, c’est que je
n’y avais jamais pensé jusque-là.
Il dit : Évidemment, on n’a
jamais fait le chemin ensemble alors, parfois, je me demande :
quand tu viens chez moi est-ce que tu suis le même itinéraire que
moi je suis ? je veux dire que moi je suivrais ? Par
exemple, boulevard de la Villette sur quel trottoir avances-tu ?…
Côté sud ? côté nord ?… Marches-tu sur le terre-plein
central ?
Plus tard, il dit : Mais en fait,
je ne sais même pas si ce territoire est tien, si tu t’y
aventures, régulièrement ou non, je ne sais pas si tu descends de
ta butte. En fait, je me rends compte que je ne sais presque rien de
toi.
Il dit : Un jour que j’attendais
devant chez toi, j’ai aperçu un couple – des gamins. Ils étaient
assis à l’arrêt de bus. Ils semblaient seuls au monde. À aucun
instant, ils ne m’ont remarqué. Pourtant, Dieu sait que j’ai
passé du temps à les observer… Ils avaient l’air si heureux.
C’est bête, mais je me suis demandé s’il fallait voir dans leur
bonheur un signe – un signe de quoi ? à vrai dire, je ne sais
pas.
Il dit : Un soir que je venais
chez toi, je ne sais pas si tu t’en souviens, j’ai découvert ce
panneau qui semblait d’un autre temps – le genre que l’on
s’attend à trouver dans un roman de Modiano. Est-ce que tu vois
duquel je parle ? Dessus, il était écrit : Les Hauts des
Buttes Chaumont. C’était à l’angle de la rue Henri Turot.
J’avais été heureux de te le montrer. Je me demande s’il existe
toujours, s’il est toujours là.
Il dit aussi : Une autre fois, je
ne suis pas passé par la rue Bichat, par la rue Louvel-Tessier. Non,
je suis monté par la rue du Faubourg-du-Temple, par Belleville.
C’est là que je suis tombé sur ce type adossé à son cube
d’affiches – c’était devant le bâtiment de la CFDT. Des
types, dans la rue, il y en a des tas dans le quartier. N’empêche,
lui, je ne sais pas pourquoi, il m’a marqué. Je l’ai
photographié. Et j’ai passé du temps ensuite à me demander à
quoi ressemblaient ses journées ; à quoi ressemblaient ses
nuits.
Il dit : C’est dingue. Je ne
sais pas si tu as remarqué, c’est un peu comme si on feuilletait
un album de famille. Moi, souvent ça me donne le vertige. On voit
des images, des bâtiments, des paysages, et on se dit : tout
cela a changé – tout cela n’existe plus. Pareil pour les
visages : avec le temps, ils finissent par être flous. Un peu
comme un souvenir qui s’efface. Ça pourrait être triste, c’est
sûr, tous ces traits qui se gomment mais moi je trouve ça assez
beau. Assez doux.
Il dit également : D’une façon
générale tout a beaucoup changé dans le quartier, tu ne trouves
pas ? Ici, un restaurant a fait place à une galerie d’art, là
l’échoppe d’un fleuriste est devenue un studio de graphistes. Je
ne sais pas si on y gagne. Mais la question est un peu stupide en
fait. Tout finit un jour par changer, par disparaître. On ne peut
pas lutter.
Sentencieux, il rajoute : C’est
le mouvement de la vie.
Quelques secondes passent. Il dit :
Mais les plus grands changements, c’est dans la rue Bichat qu’ils
ont eu lieu. Une bonne part des immeubles, côté impair, ont été
rasés : finis la boucherie, le plombier, le bar… Tu serais
étonnée, je crois. À la place maintenant il n’y a plus que des
palissades grises de chantier. Et au-delà, un grand vide.
Il dit : À l’époque, l’école
Nationale d’architecture n’était pas encore terminée. Et le
9B où se retrouvent, je suppose, aujourd’hui les étudiants
n’était qu’un local à louer. On pouvait encore deviner
l’ancienne enseigne : ça avait été un magasin de moquette
et peintures. De cette façade aussi, j’ai fait une photo. Elle
n’est pas terrible. Mais bon, c’est une trace.
Il dit : plus haut dans la rue
Burnouf, il y avait un petit chantier tout en profondeur. Je
m’arrêtais de temps en temps pour observer l’avancée des
travaux. Aujourd’hui, à la place, se dresse un immeuble
d’habitation, trois, quatre étages, sans grand intérêt. Je ne
suis pas sûr que passant devant on le remarque. Je ne suis pas sûr
non plus qu’il soit facile, par exemple, de le dater – il a déjà
quelque chose de vieux – de dépassé.
Peu après, il dit : Une autre
fois, dans la rue Burnouf, alors que je revenais de chez toi, j’ai
aperçu une couette, des sets de tables, un tapis mis à aérer sur
le rebord d’une fenêtre. Le lendemain, ils étaient encore là,
exactement à la même place. Et le jour suivant encore. Je me suis
dit qu’ils étaient peut-être là maintenant pour toujours.
*
De chez toi à chez moi, ou de chez moi à chez toi en utilisant Google Street View, voilà ce que m'a proposé Olivier Hodasava dont, ce n'est pas compliqué, j'adore le carnet de voyages virtuel, Dreamlands. Allez, cliquez et laissez-vous porter : le monde entier est là, sous le regard d'Olivier dont l'utilisation de Street view et la capacité à se renouveler me laisse, chaque fois, admirative. Ainsi se propose-t-il de dresser une carte du monde des chaussures suspendues ; retrouve-t-il à Dallas une croix sur la chaussée qui indique où est mort Kennedy ; s'intéresse-t-il un jour à ce qui entoure les stades de football ; se rend-il à Paris, Texas ; s'imagine-t-il, à Porto Allegre, dans la peau de Britney Spears... Je n'indique pas ici les liens exacts et c'est intentionnel : mieux vaut s'y perdre.
Mon trajet jusqu'à chez lui se trouve... chez lui, ici.
*
Les vases communicants, dont on doit la recension à Brigitte Célérier et à Pierre Ménard (merci à eux), ne vont pas, bien sûr, en ce mois de novembre sans une pensée pour Maryse Hache.
très agréable promenade et découverte d'une belle écriture...
RépondreSupprimerla couette est toujours là ?
Sous le charme. Tout simplement. Et nous savons combien la simplicité est un art difficile...
RépondreSupprimerBravo Olivier ! La rencontre est belle entre Anne et toi. Super texte. A très vite sur Dreamlands ... et ailleurs !
RépondreSupprimerVoyager quelques rues avec vous. Une bien agréable compagnie...
RépondreSupprimerMerci à tous de vos passages (et je pense qu'Olivier s'associe à moi pour le dire :)
RépondreSupprimerEt comment que je m'associe !!!
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